La jeune femme marchait sur la jetée. Le vent glacial avait éloigné les touristes et seul un homme, au loin, sur la plage lançait encore un morceau de bois à un chien indifférent au froid et aux embruns.
Elle s’arrêta et s’appuya sur le muret qui la séparait du sable et plongea son regard dans le gris des flots déchainés qui reflétaient un ciel roulant de nuages sombres.
Son corps était transi, elle resserra machinalement autour d’elle son vieux coupe-vent usé et en releva le col. Le vent piquait ses joues et lui faisait monter les larmes aux yeux. Quoique désagréables, les sensations que lui procurait le déchainement des éléments étaient autant de preuves qu’elle existait et en ce moment Nina avait besoin de se sentir tangible et réelle pour oublier le sentiment déprimant de passer à coté de sa vie, de n’en avoir toujours été que la spectatrice passive sans aucune prise sur les événements.
Quand elle vit que l’homme au chien se rapprochait, elle reprit sa marche et arriva en vue d’une vielle citadelle délabrée qui avait du, en son temps, être un poste militaire avancé de surveillance côtière.
Elle leva les yeux sur les hautes murailles, aujourd’hui en partie écroulées, et mue par une envie soudaine d’un effort physique qui laisserait ses muscles douloureux le lendemain, elle entreprit de les escalader pour atteindre le sommet du sombre bâtiment.
Aller toujours plus haut, aller toujours plus loin, mais qui lui avait donné cette feuille de route ? Elle ne s’était jamais vraiment posée la question. Elle s’était contentée de la suivre sans état d’âme, flottant sur la vague, voguant au fil de l’eau, c’était ainsi.
C’était ainsi qu’elle était arrivée sur le premier rempart, essoufflée, quelques écorchures sur les mains. Elle se retourna pour admirer la colère de l’étendue océane qui venait s’échouer en hautes éclaboussures sur la falaise qu’elle surplombait maintenant. Le large chemin de ronde aux dalles descellées faisait le tour du fort. Elle s’y engagea mais un peu plus loin, un éboulement en obstruait l’accès et elle fit donc demi-tour.
Si la vie de Nina s’était jusqu’ici déroulée sans problème majeur cela ne signifiait pas qu’elle n’avait jamais rencontré de situations difficiles. Mais elle n’aimait pas les conflits et pratiquait volontiers le « lâcher prise », elle ne croyait pas aux vertus de l’affrontement et pensait qu’une diplomatique reddition avait bien des avantages.
C’est avec cette benoite philosophie qu’elle avait traversé son divorce avec Quentin. Mariée trois ans plutôt avec ce jeune ingénieur, ils avaient connu une vie sereine principalement occupée par le travail nécessité par leurs jeunes et ambitieuses carrières.
Puis arriva l’envie d’avoir un enfant qui ne vint pas. Malgré les examens aucune raison médicale ne fut trouvée. Égale à elle-même, Nina accepta cela.
Mais Quentin s’y refusa et se persuada, de jour en jour, que la résignation de Nina, n’était ni plus ni moins que de l’indifférence. La situation se dégrada avec le temps jusqu’à ce qu’ils ne partagent plus qu’un silence pesant.
C’est Quentin qui prit l’initiative de la séparation et Nina n’esquissa pas une geste pour le retenir, elle ne se battit pas pour garder son mari. A quoi bon ? On ne peut pas revenir en arrière. La vie est ainsi faite. Après quelques signatures sur un coin de bureau Quentin partit n’emportant avec lui que sa cave à vins et sa collection de mangas.
Une fois la porte refermée l’appartement lui parut étrangement vide, une fois de plus les événements s’étaient déroulés sans qu’elle ait le sentiment d’y avoir réellement pris part.
Ce vide n’était pas dans l’appartement, il était dans son cœur et dans sa vie et son mariage n’avait fait que travestir son néant sans jamais l’avoir réellement comblé.
Elle vit, sur la droite, un escalier qui donnait accès au bâtiment fortifié surplombant le chemin de ronde, elle le gravit pour arriver devant une lourde porte de bois écaillé par les années et les embruns. Elle la poussa mais malgré ses efforts celle-ci refusa de céder. Ayant observé la symétrie de l’architecture du bâtiment, Nina pensa qu’elle pourrait trouver un autre escalier en explorant le chemin de ronde dans l’autre sens.
Ses déductions s’avérèrent exactes et par chance la porte cassée lui permit de franchir sans effort ce nouveau palier de son exploration.
Les bâtiments qu’avaient protégés les épaisses murailles étaient aujourd’hui effondrés, il ne restait que quelques pans de murs parcourus d’herbes folles.
Elle s’avança vers la cour de la vieille caserne. Respirant à fond, elle ferma les yeux pour mieux imaginer ce qu’avait été la vie dans cette citadelle autrefois. Elle entendit le pas cadencé des soldats, les ordres hurlés des officiers, elle sentit l’odeur de la poudre et celle des latrines, elle vécu les cris d’alerte de la vigie, la précipitation des hommes et enfin les coups de canons qui explosaient à ses oreilles. Ces hommes savaient pourquoi ils existaient, ils étaient le dernier rempart des populations civiles contre la barbarie des envahisseurs, des pirates et autres flibustiers qui avaient, en leur temps, semé la terreur dans cette région. Ils avaient dans son imagination plus de réalité qu’elle n’en avait elle-même dans sa propre vie.
Elle rouvrit les yeux et sursauta.
Face à elle, assit sur un amoncellement de gravas, elle vit un vieil homme. Elle ne l’avait pas entendu arriver, depuis combien de temps était-il là ? Elle ne savait pas très bien combien avait duré sa rêverie.
Ses cheveux étaient gris et ses yeux étaient sombres comme la nuit. Il portait un curieux accoutrement composé d’une superposition de vestes brunes et de gilets verdâtres. Il avait, en bandoulière, une vieille sacoche râpée et ses bottes semblaient usées jusqu’à la corde.
- Tu te réveilles enfin ? J’ai bien cru que ton sommeil allait durer jusqu’à la nuit des temps ! Quand vas-tu te décider à passer le pas ? Toutes vos autres vies n’ont servi qu’à préparer la rencontre et toi tu lambines !
Nina était atterrée.
- Mais de quoi parlez-vous ? Quelle rencontre ?
- Ha je vois que tu n’es pas encore complètement réveillée et que tu ne te souviens donc pas grommela le vieillard d’un air contrarié, tu dois te décider à prendre les choses en mains, le temps presse. Il se souvient lui et il souffre !
Un battement de cils et il ne fut plus là.
Nina se demanda si elle n’avait pas rêvé. Elle eut beau examiner tous les recoins du Fort, elle ne trouva pas trace du viel homme.
Elle redescendit vers le parking et reprit sa voiture pour rentrer chez elle, troublée par ce qu’il venait de se produire.
*
* *
Il y avait bien longtemps que Nina ne ressentait plus la magie de Noël telle qu’elle avait pu la connaître étant enfant. Mais cela restait néanmoins une période particulière où la préparation de la fête venait s’ajouter au quotidien.
Elle regardait, amusée, les petits sapins factices et les guirlandes dorées qui avaient fleuris sur les bureaux de ses collègues, les boites de chocolats posées ça et là pour combler la gourmandise des clients. Le fond musical de chansons de noël discrètement diffusé dans le hall d’entrée de la compagnie d’assurances où elle travaillait semblait curieusement désuet et anachronique au 32 eme étage de la tour de verre et de métal qui en abritait les locaux.
Nina s’était toujours demandé pourquoi on disait de la période de Noël que c’était la trêve des confiseurs.
Pour elle point de trêve, elle avait même l’impression que tout s’accélérait, comme si chacun essayait de faire table nette, de boucler les dossiers, de régler les problèmes, de signer les contrats avant le prochain millésime comme mu par la peur qu’après le 31 décembre il n’y eut plus rien, le vide, le néant, la fin du monde.
Elle avait décidé que ce soir elle ne se laisserait pas happer par cette tornade infernale de hâte et de précipitation et que, pour une fois, elle sortirait à l’heure de son bureau pour aller faire les derniers achats de Noël. C’est donc avec détermination qu’elle éteignit son ordinateur et sa lampe de bureau, prit son manteau et se dirigea vers l’ascenseur qui la rendrait à l’agitation de la ville.
Elle prit une inspiration et sortit de la chaleur douillette des locaux aseptisés du bel immeuble de bureaux pour affronter, le froid, la foule qui se pressait sur les trottoirs bordés de vitrines décorées et d’enseignes clignotantes.
La nuit était tombée, mais la liesse festive des achats de noël ne s’en était pas tarie pour autant. Hommes, femmes et enfants se bousculaient pour entrer dans les derniers magasins à la mode pour trouver tel ou tel article absolument indispensable et sans lequel noël ne serait pas noël en conservant une bonne humeur que rien ne semblait pouvoir altérer.
Était-ce la foule ? Était-ce le bruit, les lumières, le froid ?
Nina ne le savait pas mais elle ressentit soudain, au milieu de tous ces gens, un immense sentiment de solitude, étreinte par l’angoisse elle se demanda ce qu’elle faisait là, au milieu de cette fourmilière humaine qui semblait ne pas la voir.
Elle se sentait au pire transparente et au mieux incongrue, comme si son existence même n’était qu’une erreur.
Elle ferma les yeux un instant.
Il fallait qu’elle se reprenne et qu’elle marche dans le rang ainsi qu’elle l’avait fait toute sa vie.
Un, deux, trois …. Nina rouvre les yeux. Elle se sent mieux et dirige ses pas vers l’immense magasin de jouets de la 33 ème rue.
Demain, elle passerait, le jour de noël chez son frère comme d’habitude.
C’était l’une des rares fêtes qui rassemblait leur petite cellule familiale.
Elle n’en concevait ni enthousiasme ni ennui, c’était ainsi.
Toutefois, elle aimait voir la joie de ses neveux quand, fébrilement, ils ouvraient les cadeaux qu’elle leur ramenait, déchirant d’impatience les beaux papiers dorés dont elle aimait les recouvrir.
Quand elle entra dans le magasin, elle constata que les étagères s’étaient éclaircies de façon inquiétante.
Peut être aurait-elle du s’y prendre plus tôt.
Les clients continuaient néanmoins de faire leurs achats et elle se mit en quête du cadeau qu’elle était venue chercher.
Ses neveux, comme bien des enfants de leur âge, consacraient leurs loisirs à jouer soit sur des consoles soit sur les ordinateurs et elle avait le souvenir du récit amusé que lui avait fait leur mère, Camille, de leur détresse un jour où une panne d’électricité inopinée les avait privés de leurs mondes virtuels.
Elle avait donc décidé de leur offrir un cluedo, jeu de son enfance, qui lui avait laissé les souvenirs de rires et de suspens.
Elle sourit en imaginant les deux enfants supposer, à la lueur d’une chandelle, que le colonel moutarde avait été assassiné avec un chandelier, dans la cuisine par l’incontournable Mademoiselle rose.
Nina arpentait les différents rayonnages depuis déjà dix minutes et ne trouvait pas le jeu convoité, quand elle aperçu un employé du magasin facilement reconnaissable à sa chemise chamarrée et voyante portant le sigle de la boutique.
Elle expliqua sa requête à l’homme pourtant jeune mais un peu bedonnant, qui leva les yeux au ciel d’un air dubitatif.
Il accepta néanmoins d’aller « jeter un coup d’œil dans la réserve « et demanda à Nina de l’attendre là.
Patientant, Nina observait les clients qui choisissaient dans ce qu’il restait de marchandises, les cadeaux qui demain feraient la joie de leurs enfants au pied du sapin, quand son attention fut attirée par une vitrine fermée par une serrure.
Elle s’approcha pour observer son contenu.
Artistiquement disposées, elle y vit nombre de figurines de toutes sortes, allant de l’astronaute au dragon en passant par le cowboy et l’incontournable Harry Potter.
Elles étaient réalisées et peintes avec minutie, avec talent même, elles paraissaient presque réelles, et on pouvait croire que l’elfe Legolas allait immédiatement décocher sa flèche et que Dark Vador se mettrait à parler de sa voix gutturale.
L’une d’entre elles attira plus que les autres son attention bien qu’elle ignora quelle célébrité ludique elle était censée représenter.
C’était une statuette d’une vingtaine de centimètres de haut représentant un mage, son visage jeune et légèrement assombri par une barbe naissante contrastait étrangement avec la blancheur de sa longue crinière.
Il était grand, presque maigre et vêtu d’un long manteau noir que des dessins gris et blancs venaient agrémenter et donnaient l’impression de voir le plumage d’un oiseau magnifique.
Mais ce qui troublait le plus Nina dans cette figurine c’était son regard gris à la fois ferme et doux et le sentiment irrationnel qu’elle avait que l’étrange personnage la suivait du regard.
- Vous admirez nos figurines ?
Nina sursauta, elle n’avait pas vu revenir le vendeur rondouillard qui avec un sourire de vainqueur brandissait une boite de cluedo.
- Vous avez de la chance dit-il c’était la dernière.
- Qui représente cette statuette demanda Nina en désignant le mage ?
Devant l’air surpris du vendeur, Nina comprit qu’il se demandait probablement si elle vivait dans une grotte sans eau ni électricité !
- Il s’agit d’Alahy Llauqs, l’elementaliste, un des personnages principaux d’un jeu en ligne qui fait fureur en ce moment, le temple d’Isthar.
Elle ne savait pas très bien pourquoi mais elle le fit, c’était une impulsion soudaine, comme une évidence.
- Je la prends également !
Elle paya ses emplettes et décida de rentrer chez elle.
Elle agrémenterait la boite de cluedo de deux chèques confortables qui feraient sans nul doute plus plaisir à ses neveux, presque adolescents, que les grosses boites qui les faisaient rêver lorsqu’ils étaient petits.
Quand elle ouvrit la porte de son appartement elle aperçu au fond du salon la douce lueur du petit sapin qu’elle ne manquait jamais de décorer chaque année bien qu’elle fut seule en en profiter.
Nina aimait suivre le rythme des saisons et elle achetait des œufs de pâques même si elle n’aimait pas le chocolat.
Ayant pris le temps d’enfiler un confortable jogging, elle entreprit d’envelopper la boite de cluedo du papier doré qu’elle affectionnait et qui, pour ses neveux, était un peu sa marque.
Puis elle confectionna une salade.
En était-elle consciente ou pas ? Mais elle retardait le moment de sortir cette figurine du sac en papier où elle était rangée.
Elle ne comprenait toujours pas l’impulsion qui l’avait conduite à l’acheter. Elle était partagée entre l’envie de la voir et de la toucher et la crainte de regarder en face l’émotion que suscitait en elle, contre toute raison, les yeux gris du mage.
Lorsqu’elle se décida enfin, les mains tremblantes, à sortir la figurine du sac, elle la posa sur son bureau.
Elle alluma la petite lampe et s’accroupit pour en examiner les détails.
Encore une fois le regard du mage vint la troubler et lui donner l’impression étrange qu’il la regardait. Elle ferma les yeux pour chasser l’illusion mais quand elle les rouvrit elle constata, abasourdie, que l’écran de son ordinateur était allumé et elle vit une fenêtre de conversation s’ouvrir !
- Ilahy Llauqs dit : Bonjour belle dame, je vous rencontre enfin